Bruno Rosano

 

Bruno

ROSANO

 

 

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 Une maison ...

 

Les enfants le savent bien : une maison c’est une tête ! La porte en est la bouche qui chante une allée de gravier.

Deux fenêtres font des yeux aux paupières de volets.

Près du sol, trois rangs de pierres taillées enroulent une écharpe à son cou ; et sur le chapeau de son toit la cheminée fait un plumet.

Son âme est l’âtre d’où s’élève le fil léger d’une pensée ; et tandis qu’elle va par le monde, le corps, lui, demeure séquestré, enterré jusqu’au cou.

 

Mon lave-linge

 

Lorsque je le mets en marche, et qu’il commence à se gorger d’eau, pendant quelques secondes mon vieux lave-linge scande : La vie ! La vie ! La vie !  …

Par instants il semble dire : Laver ! Laver ! …

Parfois même, dans le bruit cadencé d’un train franchissant une succession d’aiguillages, ces mots se heurtent, s’emmêlent :

Laver la vie ! Laver la vie ! …

 

 

 Jacques Peslier

Jacques

PESLIER


 

 


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On peut dialoguer avec l'auteur à sa librairie Les Fleurs du Mal, 30 rue du Grand Couvent, à Nîmes.

 

 

 

 

 Le jaune

 

Couleur prodigieuse à tourner les meules, pailler les chaises, lever les ponts, rouler les pierres,

jaune galactique à peindre le ciel,

substance mutante qui couche les blés, tord les cyprès, découpe les murs, 

jaune feu qui embrase les jardins, incendie les champs, brûle les roubines, calcine les toits des Saintes, la salle de bal et le café de la Garde,

un jaune forgé par la seule brosse du peintre à gros traits ruisselants, crépitants, torrentiels, 

un jaune qui aveugle, rend fou, incite à se trancher une oreille.

 

 

 

Le vert

 

Chez Bonnard (et lui seul) la végétation moutonne dans d’extravagants verts ; du pistache au bleu, de l’olivine au tilleul ou du jade au sinople, cependant qu’arbrisseaux haies ou grands arbres émiettent leurs contours dans la lumière dorée du plein midi.

Par le vert et l’or Bonnard nous ouvre une possible fenêtre d'extase.

Quittant Bonnard, je regarde les platanes du boulevard qui monte à la station du Calvaire

leur frondaison est figée dans un vert monochrome, comme résignée à n’offrir qu’un seul vert.

Les verts de Bonnard ; la nature ne cessera de les lui envier tant ils sont riches de verts inconnus, vibrants et profonds et sonores.

De ces verts, on pourrait croire qu’ils n’appartiennent qu’au paradis, qu’ils étaient du jardin adamique, que Dieu lui-même aurait voulu nous en faire don si Eve ne nous en avait privé jusqu’à Bonnard.

 

 

     

 Woolf Virginia

Virginia

 

WOOLF

 

 

 Virginia Woolf et le bref littéraire

 

 

 

 Bleu & Vert

 

 

 

 

 Vert

 

Les doigts de verre, tendus, sont pointés vers le bas. La lumière glisse le long du verre et goutte dans une flaque verte. Toute la journée, les dix doigts du lustre laissent tomber des gouttes de vert sur le marbre. Les plumes des perroquets – leurs cris stridents – lames aiguisées de palmiers – vertes aussi ; aiguilles vertes scintillant au soleil. Mais le verre dur dégouline sur le marbre ; les flaques en suspens au-dessus du sable du désert ; les chameaux en tanguant les traversent ; les flaques s’étalent sur le marbre ; des joncs les bordent ; des herbes les obstruent ; ici et là une fleur blanche épanouie ; la grenouille s’y affale ; la nuit, les étoiles y sont étalées sans discontinuité. Le soir vient, et l’ombre balaie le vert sur le manteau de la cheminée ; la surface ondulée de l’océan. Pas un navire ne passe ; les vagues sans but se balancent sous le ciel vide. C’est la nuit ; les aiguilles font des taches de bleu. Le vert est éliminé.

 

Bleu

 

Le monstre au nez retroussé fait surface et souffle par ses narines écartées deux colonnes d’eau d’un blanc orangé, écumeux au centre, qui se frange de perles bleues. Des touches de bleu marque la toile noire de sa peau. L’eau gargouillant dans la bouche et les narines, il plonge, chargé d’eau, et le bleu se referme sur lui noyant les galets bien polis de ses yeux. Échoué sur la plage, il reste sans bouger, abrupt, obtus, perdant des écailles bleues desséchées. Leur bleu métallique tache le fer rouillé sur la plage. Bleue est l’épave d’un bateau à rames. Une vague déferle au-dessous des jacinthes bleues. Mais la cathédrale est différente, froide, remplie d’encens, d’un bleu pâle à cause du voile des madones.


 

Extrait de V. Woolf, Lundi ou mardi, Les Éditions de l'Herne, 2013

Traduction de l'anglais Pierre Guglielmina

 

 

 

     
 VerdeP

Paolina

 VERDE 

 
 
 
 
 
 

 

 

D’encre

 

 

Quand le jour s’est mis à décliner, j’ai vu s’étendre au-dessus de ma tête une teinte presque mauve qui découpait le blanc d’une église avant de l’engloutir dans sa nuit. Le jour avait été d’un bleu flottant, pâli par des nuages effilochés ou moutonneux et je m’étonnais de l’intensité de ce ciel profond, épais, d’une couleur solide. Et je pensai à ses yeux, où le soleil noir des pupilles rayonne en jaune sur les crêtes nuageuses et bleutées de ses iris. Et je pensai au soir où j’en verrai la couleur virer à l’électrique, au bleu roi puis à l’indigo et s’approfondir infiniment vers le noir comme la voûte qui me surplombait alors. Je sus qu’aucune étoile ne s’allumerait plus dans ses pupilles élargies toujours plus en abysses.

 

Le jour mort tout à fait m’a laissée dans l’angoisse de ces yeux d’encre.

 

Il m’a semblé préférable de le quitter au plus vite.

 

 

Paysage 

 

 

Son visage devient à ce moment-là un masque qui glisse et disparaît. 

Dans sa chute silencieuse il me dévoile ses traits absolument purs et sereins, absorbés. Il me semble qu’il rajeunit ou qu’il s’ennoblit. Sa peau prend l’aspect du marbre.

À l’abri de ses paupières à demie baissées, il regarde à travers moi, comme par-dessus une épaule et contemple au-delà de mon visage, au-delà de la chambre, et même au-delà du temps, un paysage qui le sidère.

 

 

 Marie Derley

Marie

DERLEY

 

 

 

 

 

 

 Par hasard et par passion

haïbun

 

Entre 1871 et 1877, Rodin était à Bruxelles. De retour d’un voyage de deux mois en Italie, il demanda au commandant de ma caserne de lui envoyer un soldat pour lui servir de modèle. Le commandant Malevé envoya neuf volontaires et c’est moi, Auguste Neyt, soldat du Service des télégraphistes, que Rodin choisit. J’étais jeune, fin, musclé et belge ; je me prénommais Auguste comme lui. Les méandres du destin sont étranges. Un hasard malheureux avait fait sortir mon numéro du tirage au sort pour le service militaire. Un hasard heureux me libéra de ma caserne glaciale pour un atelier de sculpteur, pendant quelques mois de 1876.

 

matin de printemps
dans la chaleur de l’atelier
l’odeur de la terre

 

Dument muni d’une permission, je me rendis régulièrement à l’atelier de la rue Sans-Souci où ma nudité était scrutée par le sculpteur. La gouge ou l’ébauchoir crissaient légèrement sur la surface de la terre où se matérialisait mon apparence esquissée, effacée, transposée, recommencée. L’empreinte des doigts du sculpteur inscrivait mon portrait dans la glaise et lentement, un corps de terre sortait du néant. J’avais vingt-deux ans, il en avait trente-six. Nous devînmes amis. Il arriva que je pose aussi le soir, à la bougie, avant de rentrer dormir à la caserne. La sculpture, elle, dormait sous un drap de coton humide pour conserver la plasticité de la terre. Combien de fois fut-elle ainsi recouverte le soir et découverte le lendemain pour un travail sans cesse continué !

 

sur la terre glaise
les doigts pressent et glissent –
danse du silence

 

Poser nu, en ces années-là, ce n’était pas si banal. Ni facile. Le déhanchement, la torsion, un bras levé : la pose était pénible. Mais j’échappais à la caserne vétuste, Rodin me versait le défraiement des modèles et le métier de sculpteur m’impressionnait. Je regardais les praticiens préparer la terre en la malaxant comme une pâte épaisse, délayer la poudre de plâtre pour le gâcher, mixer longuement pour qu’aucune bulle ne se forme en surface, créer le moule en plâtre, poser les languettes de séparation pour le puzzle qu’il faudra recomposer pour couler le plâtre, démouler, limer, poncer, polir et obtenir enfin le moulage. Puis, si la sculpture a du succès, elle sera confiée à un fondeur pour couler le bronze. Tout ce travail avant d’arriver à une sculpture en bronze ! J’y repensai souvent quand, mon temps d’armée fini, je fus entrepreneur de travaux. Parfois il m’invitait à déjeuner chez lui, au 71 de la rue du Trône. Je butinais dans les casseroles de Rose, sa compagne, dont la cuisine était savoureuse, surtout par comparaison à la gastronomie calamiteuse de ma caserne.

 

soleil couchant –
les rides plus marquées
sur la terre

 

Une sorte d’ivresse me foudroya quand je vis le moulage terminé, cette silhouette qui était moi et qui ne l’était pas, c’était bouleversant ! En janvier 1877, la sculpture fut exposée au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles, puis au Salon de Paris en mai. Elle était si vivante qu’on crut le plâtre moulé sur un modèle vivant. Un scandale, une infamie pour Rodin s’il avait effectivement présenté un moulage comme étant une sculpture. Pour prouver son honnêteté, je repris la pose pour le photographe Gaudenzio Marconi. Quelqu’un à Paris conseilla de faire un moulage du modèle et de comparer : Rose gâcha le plâtre et moula mon corps de ses doigts fins, la caisse fut envoyée à Paris avec les photos. J’ai même proposé d’aller à Paris pour poser nu à côté de la sculpture, mais mon commandant, qui avait accordé tant et tant de permissions, me refusa celle-là.

 

un livre ancien
où il manque des pages –
je me souviens de lui

 

Ce triste novembre 1917, Rodin est mort. J’ai soixante-trois ans et la guerre n’en finit pas. Dans les Flandres belges, près d’Ypres, des milliers de soldats ne cessent de venir mourir dans la boue. À Moscou, la révolution a mis fin à l’empire tsariste ; les empires ottomans et austro-hongrois vacillent. Mais ma sculpture est éternelle. De toute ma vie, je n’ai posé que pour Rodin et uniquement pour cette œuvre, l’Âge d’airain, qui me relie à lui pour toujours. Moi, Auguste Neyt, je suis l’homme d’airain, par hasard et par passion.

 

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