Marie

JULIE

 
 
 
 
 
 

Entre chocs et échos

 

Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral commence comme la majuscule d’un temps d’échange. Je prends la note et sur les lignes s’accumulent mes notes. Le stylo trace le F de son nom tandis que nous soufflons son prénom. Murielle. Le chœur en résonance trébuche sur les parois blanches de la pièce. Puis le soliste débute sa partition ! accumulation virgule excessive virgule somptueuse virgule répétition ponctuation virgule. C’est une montée dans l’étrange. L’histoire commence. Les indications de lecture induisent du rythme. Nous sentons l’ambiance de l’espace ! je capte le paroxysme de la situation tandis que chaque adjectif qualitatif, des superlatifs, alourdissent l’atmosphère du morceau. Derrière, se dévoile la légèreté de la pièce : les flottements de lignes négocient (dessinent) le truc.

Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral continue comme la montée d’une phrase en protase. Je prends mes notes et sur les trames du cahier, se remplissent les petits carreaux. Le stylo trace le « ! moi de l’ego ! ». Elle et lui étoffent le système d’écriture qui induit le système dramatique. Le soliste gère la montée dramatique, accumule : c’est toujours une construction par le but. Le parcellaire ! ? Le travail de la nature induit le message logique qui s’échoue sur une chose spectaculaire par une chose d’une certaine quantité par la construction d’une certaine chose. Travailler le texte-espace, introduire des choses-espace, le message trouvé par des bribes en résonance ne construit rien.

Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral avance comme un cheval lancé dans sa course d’obstacles. Je prends le souffle des notes et sa musique scripturale se cogne dans ma voix. Nous sentons le sens de lecture de la proposition de Leila ! Elle construit des fragments. Ce fragment est lu fort. La difficulté de la partition corporelle est celle de ne pas être un métronome à la mode relationnelle. Le fragment est un relevé des sensations sonores d’un lieu. Le texte est cursif. Le sens vient de la phrase, de la ponctuation, de la pure sensation fragmentaire. Ici la scénographie joue d’un bruit qui n’est jamais nommé. L’histoire du but construit une sensation du bruit par le surgissement des mots ! : sensation d’espace. Quelque chose d’autre indique le lieu : c’est le lit, un noman’s land de choses enfouies.

Nous sommes assis en carré. Le débriefing oral est à son acmé. Derrière les déchets, la partition lisse cherche sa pertinence: deux points, points doubles, notes blanches, espaces. Je goûte la saveur de ces variables de la même expérience et cette saveur se déploie comme un nouveau dossier empli de différentes manières de plier.

Il est jeudi, 8h. La lettre est sans destinataire : exit la relation épistolaire. Le destinateur est un monstre, un être extraordinaire, positif et négatif. Chaque mot est source de merveilleux et de fantastique. C’est une expérience douloureuse. L’exercice de style de Leila est celui du fragmentaire de l’endormissement. Les démons et merveilles, les croyances, l’écriture elle-même, mais aussi les passeurs initiatiques, Muriel, Alex, deviennent les motifs d’une ambiance burlesque. Longtemps les expériences du temps et de la durée furent les éléments de procès du graphomane. Pourtant, l’écriture, la typographie, la chartre graphique d’un texte ne sont pas son maquillage. Et ces rendez-vous informels commencent par le basculement de la couverture d’un livre. L’écoute du texte crée un territoire imaginaire, les mots se déploient et tissent peu à peu une carte géographique. Nous sommes assis en carré. Et le débriefing oral s’éteint comme un vers en apodose.

 

 

La baignoire de Romain

 

Dans un couloir sombre de mon esprit, je garde une petite vue sur la baignoire de Romain. Ce mois de juin là, je lisais Raoul Vaneigem. Romain m’a emmené dans sa vieille maison familiale du Tarn. Les matinées, nous flânons ; nous nous dévorons, les soirées. Des fraises, des myrtilles, des cerises à la fois fruits de la corbeille du salon et métaphores de nos étreintes lucides. Romain travaille avec son cercle de philosophie sur un projet spécifique. J’écris, un jour sur deux, mon mémoire dont le titre romantique est « Quatre moments à œuvrer en quatre temps ». Ce premier essai traite de la dimension subversive de l’actionnisme participatif des sociétés civiles. J’y liste les différentes pratiques artistiques et non artistiques des occupations temporaires illégales de lieux. Parfois, Romain lit par dessus mon épaule, ma nuque, ma joue. Je stoppe net mon activité de doctorante estivale aux doigts agiles sur un clavier. Et, nous redessinons, dans les chambres de l’étage, chaque séquence de la bande dessinée Nell Acqua de Lorenzo Mattoti. Je me sens fleuve, rivière, océan dans ces purs moments d’extase. Je bois ses mots. Il décrit le dispositif polymorphe de sa propre pensée ; il caractérise, in fine ma composition textuelle, d’essai juvénile. Il le perçoit tel un éloge de la représentation participative citoyenne. Il le croit armé d’un coefficient invisible artistique qui use des modalités, des langages, des registres empruntés aux arts visuels et aux arts vivants pour ainsi hacker le réel. Enfant indisciplinée, jeune femme passionnée, je suis amoureuse de sa logorrhée. Je contemple sa bouche comme l’ouvroir potentiel de pensées sonores, de sensations collectives. Je tisse nos instants hors temps comme Proust déguste ses madeleines. « Plus tard, je serai infusée de lui » murmure mon âme. L’expérience de cette liaison semble sous la houlette des figures tutélaires de mai 68. Une nuit, Myriam, une amie voisine et activiste du cercle de Romain dépose une invitation à dîner, sur le perron de la cuisine.

Sur les toits parisiens, dans ma chambre, ma mémoire se déploie deux mois plus tard ; elle se mue en un paysage qui s’ouvre avec difficulté et raideur. Les différentes étapes de travail de ce douloureux accouchement, dissèquent ce dîner sous le scalpel de mon hippocampe ; il articule autour de cette invitation, d’autres possibles, d’autres issues de cette soirée là, d’autres modalités de cette rencontre là, d’autres actions, d’autres verbes que j’aurai pu performer en interaction avec les autres convives de ce repas là. Mais cette part de l’autre reste muette, absente.

Le regard d’Hugo est persistant dès notre arrivée ; cela émousse à peine la curiosité de Romain. Il est si assuré de sa place de Pygmalion. Ce dîner révèle mon tempérament baroque. Vers minuit, il discute avec son groupe de travail à propos de trois essais de sociologie dont j’ai oublié les noms. Ils se sont effrités de mon lobe frontal, avec l’écoulement des dernières semaines. Je m’éclipse avec Hugo dans le verger de Myriam.

Échappés de cet espace temps public où, lui, le vagabond prolétaire et moi, l’étudiante protégée saturons, nous nous convoitons à l’ombre des mûriers. Hugo est un bavard silencieux, un esprit tactile. Ses yeux parlent, ses mains philosophent tandis que ses lèvres demeurent closes. J’enregistre notre rencontre comme une forme plastique mouvante proche d’un dispositif de monstration multimédia. Comme des acteurs de vidéo de seconde zone ; nous redécouvrons la dimension charnelle des jardins perdus. Et le fruit, que nous cueillons à deux, est une performance inédite.

La durée de ce moment si ténu contraste avec les longues minutes où avant de rejoindre le lit, les draps, je pénètre la salle de bains de cette vieille maison familiale du Tarn. Tout y est assoupi et là, comme une danseuse désarticulée ayant fui un tableau de Degas, Romain me regarde, œil bien ouvert, trou béant sur la tempe droite.

 

contribution juillet 2019

La légende d'Igor

(ou une autre complainte de Neyrelle)

 

Une chambre dans un hôtel lunaire. Un homme jeune et beau. Des boucles noires encadrent son visage androgyne. Il contemple dans un coffre rouge bordeaux, un vieux manuscrit. « Mayen, tu as terminé ta chleupsoum ? »

Une jeune femme, à peine âgée de dix huit ans, dans l’embrasure enlace d’un regard amoureux l’amant contemplant le coffre.

Mayen se retourne lentement. Ses mouvements sont ceux d’un loup. Il sourit, découvrant ainsi un sourire carnassier orné de deux petites canines acérées.

La chambre semble battre au rythme de son cœur. Il s’approche, l’œil allumé puis deux bras immenses s’échouant sur deux longues mains aux ongles pointues enlace Elisa.

« Mon bel ange susurre-t-il appuyant le visage angélique contre sa poitrine.

Des rires d'enfants dans le couloir. Ils chantent une comptine d'enfants :

« Vivre c’est aimer un peu chaque jour

Mourir c’est aimer un peu chaque jour

Aimer c’est mentir un peu chaque jour

Mentir c’est se protéger un peu chaque jour

Se protéger c’est s’oublier un peu chaque jour

S’oublier c’est vivre un peu chaque jour

Et la ronde continue de l’aube au bout du jour

Vivre c’est mourir un peu chaque jour »

 

Elise se dégage de Mayen et lui sourit.

« Qu’as-tu Mayen ? C’est le jour de tes vingt-cinq ans. Tu n’as donc pas envie de rire ?

Si bien sûr, rions, enivrons nous de vin, de chair et puis mourrons » clame-t-il en riant.

Elisa l’entraine dans une valse. Ensemble, ils dansent sur une musique jouée par les anges pour eux.

Mayen a vingt cinq ans. C’est la commémoration d’une fête oubliée, le 25 aout 2099. Mayen est mort le 25 aout 2074. Elisa, un vampire femelle de 81 ans, au détour d’un tournage où elle était figurante, lui avait arraché sa vie de mortelle pour lui en offrir une éternelle. Mayen, légèrement dépressif de cette éternité pesante, faisait valser Elisa. La ronde rapide s’accélère dans la pièce jusqu’ à les conduire, ensemble sur le balcon. Là, Elisa pousse un cri d’effroi. Trop tard. Les doux rayons du Soleil tropical brûlent patiemment chaque parcelle de leurs vies contre nature. Mayen, lui, sourit, délivré de cette existence non choisie. La lignée d’Igor le vampire s’éteint ici, le jour même où 321 ans plus tôt elle avait débuté.

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